Les "incentives" (motivations économiques) sont la source d'erreurs catastrophiques. Primes, bonus, amendes, politiques économiques favorables aux uns plutôt qu'aux autres, elles sont pourtant mises en place par des individus intelligents à travers des systèmes très complexes. Au mieux, elles n'ont pas d'impact; au pire, elles atteignent un objectif différent, voire opposée, à celui recherché. Maya Beauvallet, professeur d'économie à Télécom Paris Tech, s'est longuement penchée sur la question dans son ouvrage passionnant (et souvent drôle) Les Stratégies Absurdes.
Le noeud du problème est que les systèmes dans lesquels les incentives cherchent à intervenir sont chaotiques. Autrement dit, selon la définition même du "chaos", il s'agit de systèmes dans lesquels des modifications infimes (en dessous de la marge d’erreur des instruments de mesure) peuvent avoir des impacts considérables et imprévisibles. C'est vrai dans l'entreprise; c'est vrai à l'échelle de l'économie nationale. Ajoutez à cela le phénomène du “cygne noir” (une théorie développée par Nassim Taleb), et vous comprenez combien il est illusoire de vouloir mesurer et manipuler ce qui relève moins de la machine prévisible que d'une créature somme toute chimérique car mue par le hasard et l’incertitude.
A titre d’exemple de l’imprévisibilité, il suffit de considérer les victoires électorales du Premier ministre espagnol José Luis Rodríguez Zapatero en 2004 et du Président François Hollande en 2012. Le premier a été élu trois jours après le pire attentat terroriste que l'Espagne ait connu, le second à la suite de la chute dom juanesque de DSK. Dans chaque cas, un évènement extérieur a fait du perdant annoncé un gagnant (mal préparé à sa tâche).
Non seulement les systèmes concernés sont "chaotiques", mais ce que l'on cherche à évaluer, soit le travail et l’implication d’un collaborateur, n'est simplement pas évaluable. Car en réalité, le résultat de la performance d'un individu reflète non seulement la qualité de son travail mais aussi le facteur chance, aléatoire par définition, ainsi que le travail de ses collègues, de ses clients, de ses fournisseurs, les décisions gouvernementales, le trou dans la couche d’ozone, sans compter une myriade d'autres critères qui ne dépendent pas nécessairement de l'individu concerné et qui ne sont pas quantifiables.
Résultat, en mesurant les gens sur des critères qu'ils ne contrôlent pas, on les rend misérables car on les assujettit à l'aléa. Une conséquence avérée est de les voir sombrer dans l'irrationnel et la superstition, comme cela a été observé par exemple chez les personnes souffrant d’une dépendance aux jeux de hasard.
Une autre échappatoire pour qui se retrouve soumis à cet aléa est la triche. Le phénomène a été observé chez les traders, comme les frasques de Jérôme Kerviel nous l’ont rappelé. Il l'a été aussi parmi les enseignants des écoles primaires de Chicago, par exemple, qui notaient leurs élèves bien au-dessus de leur niveau afin de préserver leur réputation et leur prime. C'est ainsi que la chasse à la prime va changer l'objectif et avoir un impact négatif sur la qualité du service rendu--donc produire un effet contraire à celui recherché.
Par ailleurs, en donnant une carotte aux gens, on risque de les transformer... en ânes. Cette thèse a été développée notamment par Alfie Kohn dès 1993 dans Punish By Reward.
En tout état de cause, les incentives absurdes qui détruisent la motivation qu'elles sont censées au contraire stimuler, ainsi que l'explique ce chercheur, sont une erreur fréquente. Une erreur enracinée dans la confiance excessive accordée aux chiffres et aux statistiques.
L'Américain W. Edwards Deming, un pionnier de la diffusion des statistiques (il faisait partie de l’équipe qui avait convaincu les autorités américaines de faire les recensements par sondages), avait ainsi dénoncé dès les années 1930 l'usage qui était fait des statistiques. Il déplorait que ceux-ci soient interprétés de manière à mesurer ce qui ne saurait être mesuré—au mépris notamment de la notion de l'écart type. En effet, pour un statisticien, l’analyse d’une série de données (les ventes réalisées par un vendeur ou un magasin, les données de qualité d’une prodcution, …) ne peut se faire sur l’étude de la seule moyenne. Il convient de comprendre que toutes les données distantes d’un ou deux écart-types de la moyenne sont “normales” : elles n’indiquent rien de particulier sauf que le système étudié a ou n’a pas une grosse volatilité de ses résultats. Donc critiquer l’action d’un vendeur sur le fait qu’il a produit +5% ou 25% n’a pas de sens si l’écart-type est de 15% : si la série suit une loi normale, 64% des cas vont être entre -15 et +15% et 95% entre -30 et +30%. On a un tirage dans l’écart-type, donc pas signifiant.
Plus tard, il a résumé les implications pour le management de ces pratiques dans une expérience intéressante à regarder sur youtube.com.
Après une tentative décevante d'enseignement à Stanford, c'est finalement dans un Japon dévasté par la Seconde Guerre Mondiale que Deming eut tout loisir de former les patrons des entreprises japonaises alors qu’il était au service du Général Douglas MacArthur. On lui doit notamment l'émergence du Modèle Toyota (en collaboration avec Taiichi Ohno).
Sa théorie ?
En imposant un système d'échange là où les individus offraient leurs meilleurs efforts et leur volonté de bien faire, on les humilie.
En soumettant les individus à l’aléa du tirage dans l’écart-type, on les plonge dans l’incertitude et le stress.
Pour améliorer les organisations, il importe d’agir avant tout sur le système qui affecte la performance et génère de la volatilité.
Il ne s’agit pas pour autant de prôner le salaire unique : si on admet que certains individus sont plus qualifiés et plus performants que d'autres, on les récompense non par une prime mais par leur niveau de salaire.
Du coup, le modèle sans primes remet le management au centre de l’équation. Le manager doit prendre le temps d'examiner ses troupes sur le terrain, d'écouter, d'observer et de former. Toyota compte ainsi un manager pour cinq employés ; pas pour contrôler mais pour soutenir et pour coordonner.
Or, trop rares sont les managers qui assument pleinement leur rôle consistant à creuser dans le qualitatif pour comprendre "comment" et pas "combien". Leur crainte, souvent, est d'être accusés de porter des jugements subjectifs et arbitraires dans la mesure où ils ne s’appuient pas sur des chiffres.
Pourtant, ce sont les chiffres et leur lecture incomplète qui sont trompeurs. Les difficultés d’interprétation abondent. Les chiffres n'ont de valeur qu’en tant qu’indices parmi d’autres d’une enquête permanente. Or ces derniers sont souvent négligés quand ils ne sont pas purement et simplement ignorés.
A noter que les implications sont fortes non seulement pour l'entreprise mais aussi en matière de politique publique. Lorsque les organisations grossissent, elles commettent l’erreur notoire de vouloir économiser sur l’encadrement. Les cadres doivent leur promotion à la seule faveur de leurs performances professionnelles ou de leur habileté politicienne. Managers accidentels, la plupart d'entre eux n'ont pas bénéficié d’une formation les préparant à la responsabilité pourtant critique d’encadrer, de former et soutenir leurs équipes.
L'armée offre une démonstration brutale que cette approche est vouée à l'échec. Les enquêtes sur les bavures militaires tendent ainsi typiquement à conclure que l’insuffisance d’encadrement, de quelque nature qu’elle soit, est à l’origine du problème. Or ce n’est pas faute d’investir dans la formation des officiers au management. Ceux qui encadrent entre 30 et 150 hommes au cours de leur carrière sont tous passés par six ans d'études intenses. Et l'armée investit aussi dans trois années d'études pour tous les sous-officiers qui auront entre trois et dix hommes sous leur commandement.
Il est temps de réagir !
La proportion des entreprises américaines utilisant “l’incentive” est passée de 25 à 50% entre 1989 à 1999. C’est un phénomène récent. Il a maintenant contaminé la sphère administrative grâce à “l’énergie” de Nicolas Sarkozy avec l’adoption de la RGPP.
A quand l’abandon des incentives au profit de la mise en place d’un management basé sur :
la formation et l'encadrement des cadres,
l’optimisation des organisations en tant que systèmes?
C’est le seul moyen pour réduire les “bavures” et les surcoûts affligeant entreprises et services publics.
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